Elisabeth Kubler Ross
Un destin étonnant
Personnalité unanimement reconnue comme une des plus influentes du 20ème siècle, le Docteur Elisabeth Kübler-Ross na laissé indifférent aucun de ceux qui lont lu, écouté ou connu. Auteur du best seller « Les derniers instants de la vie » et de nombreux autres ouvrages traduits dans une trentaine de langues, elle est la figure de proue de la thanatologie moderne et de laccompagnement des mourants. Psychiatre, professeur de médecine du comportement, maintes fois Docteur Honoris Causa, citoyenne dhonneur dune centaine de villes à travers le monde, adulée, chérie ou dénigrée, Elisabeth Kübler-Ross, indifférente aux honneurs comme aux critiques, na eu de cesse de plaider pour une humanité plus aimante, ouverte sur les autres et confiante en la vie, persuadée que par delà la mort, un destin lattend.
Quelle existence étonnante que celle du Docteur Elisabeth Kübler-Ross ! Pour la plupart de ceux qui lont approché, elle était tout simplement « Elisabeth ». Sa présence rayonnante auprès des malades, sa verve, ses talents dorateur (elle attirait des milliers dauditeurs à chacune de ses conférences), sa conviction que la mort nest quune transition dun monde vers un autre, faisait delle un personnage quasi mythique. Daucuns nhésitaient pas à la nommer ironiquement « sainte Élisabeth ». Véritable gourou pour les plus fragiles, personnalité par trop new age pour certains scientifiques (qui lavaient exclu de leur rang), elle traçait son chemin indifférente aux commentaires, prisonnière daucun système et toujours terriblement accessible. Prix Nobel, elle aurait pu lêtre, tant ses travaux ont eu une influence considérable sur les soignants et les professionnels de laccompagnement. Mais elle aurait dû taire ses convictions spirituelles, ce qui à quoi elle ne pouvait se résoudre. En effet, comment évoquer cette question de la mort sans soulever de multiples interrogations sur le destin de lêtre, sa relation avec ses frères humains et avec la transcendance ? Plutôt que de briguer les honneurs, jouir de sa renommée ou accumuler des biens, elle préférait la simplicité du contact, la chaleur du partage, obnubilée par la recherche dun monde meilleur. Détestant lhypocrisie, elle mettait sa vie en adéquation avec les valeurs universelles qui nourrissaient ses livres : simplicité, respect, non jugement, tolérance, compassion, liberté, amour. Quimporte ses détracteurs qui jugeaient ridicule ce côté peace and love, elle souhaitait être lamie. Le pasteur Martin Luther King, la bienheureuse Mère Térésa de Calcutta, Gandhi et bien dautres lavaient accueillie comme tel. Lhistoire de sa vie est un véritable roman. Tout commence par sa naissance à Zurich en suisse alémanique, dont elle conservera toujours un fort accent si caractéristique. Née triplette le 8 juillet 1926, elle pesait à peine un kilo à une époque où nexistait ni couveuse ni lait maternisé. On imagine combien elle a dû développer demblée une énergie considérable pour survivre. Détestant cette manie de lépoque dans les milieux aisés de vouloir élever les jumeaux ou les triplés de manière strictement semblable, elle navait de cesse de lutter pour son individuation. Entre Erika, Eva et Elisabeth Kübler, cétait cette dernière qui osait tenir le plus tête lorsquelle était certaine que sa position était juste. « Elle aurait préféré se faire battre plutôt que de renoncer », témoignent ses surs. Selon elles, son intérêt pour les questions inhérentes à la mort débute dès le plus jeune âge, lorsquun voisin âgé se blesse gravement en tombant dun arbre. Venu le visiter en compagnie de sa famille, elle est la seule à adopter une attitude naturelle faite dintérêt et de sympathie. De sorte que le vieil homme paralysé lui confie ses peurs. Lhistoire de sa vie est un véritable roman. Tout commence par sa naissance à Zurich en suisse alémanique, dont elle conservera toujours un fort accent si caractéristique. Née triplette le 8 juillet 1926, elle pesait à peine un kilo à une époque où nexistait ni couveuse ni lait maternisé. On imagine combien elle a dû développer demblée une énergie considérable pour survivre. Détestant cette manie de lépoque dans les milieux aisés de vouloir élever les jumeaux ou les triplés de manière strictement semblable, elle navait de cesse de lutter pour son individuation. Entre Erika, Eva et Elisabeth Kübler, cétait cette dernière qui osait tenir le plus tête lorsquelle était certaine que sa position était juste. « Elle aurait préféré se faire battre plutôt que de renoncer », témoignent ses surs. Selon elles, son intérêt pour les questions inhérentes à la mort débute dès le plus jeune âge, lorsquun voisin âgé se blesse gravement en tombant dun arbre. Venu le visiter en compagnie de sa famille, elle est la seule à adopter une attitude naturelle faite dintérêt et de sympathie. De sorte que le vieil homme paralysé lui confie ses peurs.
Contrairement aux souhaits de ses parents qui lauraient préféré voir construire un foyer, elle manifeste le désir de devenir médecin et trouve un emploi dans un laboratoire afin de subvenir elle-même à ses études. Nous sommes à la fin des années 30. Cest lépoque des premiers réfugiés juifs arrivant en Suisse. Elle est chargée de les accueillir, les laver, les épouiller et les réconforter. La souffrance de ces êtres apeurés fuyant le régime nazi est sa première expérience de la détresse humaine. Elle la saisit à bras le corps sans ménager sa peine. Engagée volontaire dans les « Peace Corps », troupes de bénévoles dont la mission est de soutenir les populations après la libération, elle part en Pologne. Elle découvre lhorreur des camps de concentration, notamment celui de Maïdenek où étaient orientés femmes et enfants. Elle frissonne devant les amas de cheveux, de chaussures, de lunettes, par hangars entiers. Là, elle découvre sur les murs des baraquements réservés aux enfants, des dessins de papillons, symboles de transformation. Elle est alors persuadée que ces petits, avant de disparaître dans les chambres à gaz, avaient lintuition quils survivraient à cette horreur en accédant à un monde meilleur. Le papillon deviendra son emblème. Plus tard, elle fera souvent le parallèle entre les mourants et la chrysalide dont sort libéré le papillon. Ayant failli périr du typhus au bord dun chemin alors quelle rentrait de Pologne, elle passe un court séjour dans lest de la France où elle soccupe de prisonniers allemands. Choquée par les traitements qui leur sont infligés, elle gardera un souvenir mitigé de notre pays. Elle achève ses études de médecine en 1957, diplômée de lUniversité de Zurich. Elle rencontre à cette occasion un jeune interne américain, Emmanuel Ross, dont elle décide quil sera un jour son mari. Beau garçon, convoité par beaucoup de jeunes femmes suisses (Elisabeth est loin dêtre la plus attirante), il est en définitive séduit par sa volonté farouche et se laisse entraîner au domicile de ses parents. Le mariage a lieu en février 1958 ; les jeunes époux décident de vivre aux Etats-Unis et dy poursuivre leurs carrières. La découverte de lAmérique moderne est un choc pour la jeune Elisabeth, désormais Kübler-Ross. Sait-elle quà peine dix ans plus tard, elle fera la une du très populaire « Time Magazine » ? Arrêtons-nous sur cette personnalité hors du commun. Elisabeth montre déjà une assurance troublante. Amoureuse de sa Suisse natale, de ses traditions encore fortes, elle a du mal à comprendre cette société fondée sur le pouvoir et largent mais pas à sy intégrer. Elle samuse des facilités offertes outre atlantique mais ne fait pas du confort sa préoccupation, du Dollar sa religion. Installée chichement à New York avec son époux, elle est déterminée à poursuivre sa spécialité de psychiatrie. Appelée à plusieurs reprises au chevet de patients qui divaguent à loccasion de leur agonie, elle est très vite touchée par labandon dans lequel vivent ces malades, délaissés par une médecine toute puissante vis-à-vis de laquelle ils représentent un échec. Plutôt que de les calmer par des drogues sédatives, elle les interroge sur leurs peurs, leurs croyances et leurs attentes. Scandale ! A lheure de la fusée sur la lune, des grosses américaines et du rock and roll, cette approche apparaît totalement déplacée. Il faut taire la mort, faire en sorte quelle survienne le plus discrètement possible afin de ne pas perturber la griserie des vivants hantés du phantasme dimmortalité. On lui bloque laccès des services ; quimporte, elle y pénètre la nuit. On la surnomme « le vautour », qualifie de morbide son intérêt pour les mourants. Suivant son mari dans le Colorado puis à Chicago, au gré de ses affectations, son chef de service lui confie un jour la tache danimer une conférence auprès des étudiants en médecine, car il doit sabsenter soudainement. Libre à elle de choisir le sujet. Elle a 24 h pour rédiger sa conférence. Elle décide de parler de la mort à ces jeunes médecins, espérant quils développeront plus tard une attitude différente de celle de leurs aînés. Se précipitant dans la bibliothèque de luniversité pour consulter des ouvrages, elle réalise, hélas, quaucun écrit ne traite sérieusement du sujet. Une idée germe alors soudainement dans son esprit. Elle a fait connaissance peu de temps auparavant dune adolescente en phase terminale. Elle décide de la faire venir sur lestrade pour relater elle-même son vécu de la maladie et son attente de la mort. Un silence glacé plane sur lassistance durant ce témoignage ; quelques nez se vident dans un mouchoir ; une grande émotion envahit lamphithéâtre suivie dapplaudissements nourris à la fin de la conférence. Cet évènement improvisé fait le tour de la ville et sétend au-delà. Beaucoup sont choqués par la méthode ; quelques uns saluent laudace de ce médecin, soulignent son mérite et celui de sa jeune patiente. Bientôt, elle est désignée comme la spécialiste des malades en phase terminale. Mais que leur dit-elle exactement ? Rien, répond-elle ! Elle ne fait que les écouter, eux si isolés dans leur souffrance, plongés par les soignants et leur entourage dans un silence pesant. Elle les questionne : « que pensez-vous de votre maladie ? » ; « que vous ont dit les médecins ? » ; « allez-vous guérir ? » ; « lavenir vous fait-il peur ? » ; « que ressentez-vous ? ». Ces questions ouvertes permettent aux malades de rompre la conspiration du silence et de sépancher. Un jour, un groupe de futurs pasteurs frappe à sa porte. Un de ces jeunes gens prend la parole et lui dit : « dans notre prochain ministère, nous allons devoir accompagner les fidèles aux portes de la mort ; or, nous ne connaissons rien de cet évènement et ne savons pas comment nous y prendre ; on nous a dit que vous vous êtes spécialisée dans ce domaine ; pourriez-vous nous former ?» Elisabeth répond modestement quelle-même sait très peu de choses sur ce que vivent les malades à cette étape de leur vie. Mais puisque loccasion lui est donnée, elle propose à ce groupe détudiants de réaliser des entretiens et den consigner le contenu. Elle repère donc des patients en fin de vie dans les services du Billings Hospital de Chicago où elle exerce, et leur soumet cette proposition. La plupart acceptent. Elisabeth mène léchange en informant les patients que derrière ce miroir sans tain, se tiennent les étudiants qui prennent des notes. Plus de deux cents interviews seront ainsi consignés. Quelque soit lâge, le sexe et la couleur des patients, il semble que des éléments communs se dégagent de ces entretiens. Elisabeth en vient à décrire le parcours psychologique des malades en fin de vie en révélant plusieurs stades de leur cheminement : le choc à lannonce du diagnostic, le déni, la colère, le marchandage, la dépression et lacceptation. Elle rédige à toute vitesse un ouvrage quelle intitule « Les deniers instants de la vie ». Elle le dépose chez un éditeur bon marché, Macmillan, sans négocier le moindre contrat dédition, toute heureuse davoir pu trouver une opportunité de faire connaître ses travaux. Concomitamment, une journaliste du très célèbre Time Magazine qui a entendu parler delle, vient assister à ses consultations. Ne souhaitant pas être mise en exergue, elle désigne encore une fois à cette journaliste une jeune femme leucémique qui relatera son parcours psychologique et la nature de ses entretiens avec Elisabeth. Le magazine décide de faire de ce sujet sa une et son livre sort. Nous sommes en 1969. Cest un formidable succès. Un ras de marée atteint Elisabeth sollicitée de toute part pour prendre la parole ; des sacs entiers de courriers lui parviennent des mois durant qui mobilisent tout son entourage afin que chaque lettre reçoive une réponse. Le destin a basculé. Jamais plus Elisabeth ne sera anonyme. Ses confrères napprécient que peu ce succès soudain qui ne met pas leur médecine en valeur. Quant au Billings Hospital, il sinsurge contre cette mauvaise publicité faite à létablissement sensé être un modèle de soins et de guérison. Leur collaboration finira donc là. Pourquoi un tel succès ? Comment un seul livre a-t-il pu déclancher un si vaste mouvement ? Il est a posteriori aisé de le comprendre. Partout dans le monde, des soignants et singulièrement des femmes (infirmières, aides-soignantes, etc ) confrontés à des malades en fin de vie, éprouvaient avec eux une grande frustration : celle de ne pouvoir communiquer. Formée pour soigner les malades dans une perspective de guérison, la médecine allant de progrès en progrès, elles se trouvaient très démunie devant la mort, aucune formation ne leur ayant été apportée dans ce domaine. Pire, les médecins les abandonnaient plus soucieux de poursuivre à tout crin leur combat contre la maladie que dapporter soulagement et réconfort aux mourants. Elles se sentaient abandonnées. Ce livre leur donnait enfin des repères. Inspirées par sa lecture, elles pouvaient se permettre doser ce face à face si dur avec les mourants, lesquels enfin trouvaient écoute et compassion. Elles savaient désormais que face à un être déniant la gravité de son pronostic, point nétait nécessaire de lui faire croire quil guérirait, mais seulement de comprendre quil sagissait là dun mécanisme de défense et que le temps ferait sans doute son uvre. Plus nécessaire non plus de se défendre contre des malades agressifs lesquels transposaient vers les soignants la violence qui leur était faite : celle de voir sécrouler tous leurs projets de vie. Reconnaître cette colère intérieure, lui permettre de sexprimer, attendre quelle se dégonfle était la seule attitude légitime. Entendre le malade essayer de trouver des issues à linéluctabilité de son destin en demandant qui, un laps de temps supplémentaire, qui un nouveau traitement peut-être, attendre quil prenne petit à petit conscience de son état plutôt que de le ramener sans cesse à la réalité de la maladie et ne jamais le réduire à cette dernière. Accueillir les pleurs plutôt que vouloir sécher les larmes ; car pour effectuer la séparation, il est nécessaire de rompre chacun des liens qui nous unissent à la vie et ceci ne se fait pas sans douleur. Rester quoiquil en soit confiant en ce processus psychologique intimement inscrit au cur de lhomme qui lemmène vers lacceptation, chacun selon son rythme et à sa manière. Il existe des marches avant et des marches arrière dans ce cheminement, des moments dimmobilisme, explique Elisabeth, mais tous, nous y parvenons. Ceux qui arrivent au stade de lacceptation, témoignent de cette sérénité acquise devant la mort. Ils mettent leurs affaires en ordre, transmettent à leurs proches les leçons quils ont appris de la vie, rentrent dans une dynamique du pardon avec ceux qui les ont blessés ou quils ont blessés et goûtent avec une intensité infinie les quelques instants qui leur restent encore à vivre. Ainsi une tasse de café tendue avec gentillesse éclaire-t-elle leur visage, un sourire les comble. Dautres accèdent à cette dernière étape dans le secret de linconscience, alors quils sont déjà dans le coma, après un travail intérieur qui les a parfois mené loin dans la colère ou la tristesse. Il ne faut quune fraction de seconde pour y parvenir. Elisabeth en est certaine : tant que lon a pas fait tous ses deuils, il nest pas possible de quitter cette terre. Et de souligner limportance du langage symbolique des malades, en particulier des enfants, quil convient dentendre et de décrypter. Une révolution tranquille se déroule alors dans les couloirs feutrés des hôpitaux. Au seuil de la mort, lhomme malade et ceux qui se sont donnés pour mission de les accompagner ne sont plus seuls. Lâme dElisabeth est là qui guident leurs échanges. Les soins palliatifs sont en marche. Laccompagnement devient le maître mot de cette nouvelle discipline qui vient remettre la mort à sa place : dans la vie. Des groupes de travail se constituent, des unités de soins palliatifs, des hospices, des services de soins à domicile se développent animés de cette nouvelle philosophie. Le mouvement est international et se poursuit aujourdhui. La Société Européenne de Soins Palliatifs rendra dailleurs un vibrant hommage à Elisabeth Kübler-Ross lors de son congrès de Genève, 100 jours avant lan 2000, saluant là le travail de pionnière quelle a mené. Désormais promue au rang de célébrité, Elisabeth na que faire de largent qui lui est proposé. Puisquelle ne trouve grâce dans les hôpitaux, elle ira de capitale en capitale égrainer son discours. Les cheveux courts, légèrement frisés, des yeux clairs, limpides, une mâchoire prononcée, des lunettes épaisses barrant le front qui renforcent son autorité et sa détermination, les traits secs, il faut voir cette petite femme frayer son chemin parmi la foule et marteler son message avec cet invraisemblable accent suisse allemand : « Il nest pas possible aux soignants daccompagner les personnes malades en phase terminale, sils nont pas fait un travail personnel sur la mort » déclare-t-elle. « Sils deviennent capables de maîtriser leur propre peur, alors seulement seront-ils vraiment disponibles pour écouter les mourants, entendre leurs besoins et les accompagner en confiance jusquau crépuscule de leur vie ». Partout, aux Etats-Unis, au Japon, en Europe, en Australie, Elisabeth fait salle comble. Dautres livres ponctuent son parcours ; ils sont rapidement traduits dans toutes les langues : « Questions et réponses sur les derniers instants de la vie » ; « La mort et lenfant » ; « la mort : dernière étape de la croissance » ; « La mort est un nouveau soleil » ; « Lettre à un enfant devant la mort », etc ... Dans chacun dentre eux, Elisabeth souligne des vérités profondes faites dhumilité, de solidarité, de compassion et de recherche de sens, leçons quelle a reçues de la bouche même des agonisants. « Vous vivez comme si vous étiez immortels ! », « combien sont passés avant vous et combien passeront après vous ? » ; « à quoi sert de fuir la mort en emmagasinant des biens ou en recherchant le pouvoir ? » ; « la seule chose qui compte, cest lamour ». Outre ses conférences, Elisabeth se consacre à ses ateliers initiés dans les années 70. Elle y rassemble malades en phase terminale, familles et soignants. Tous viennent y déposer leur mal de vivre, leur peur de mourir, leur crainte de la séparation. Cinq Jours durant, Elisabeth les aident à exprimer leur colère, leur tristesse, leur amour aussi, afin de faciliter leur cheminement. Les soignants sy inscrivent pour apprendre comment accompagner les grands malades et leurs proches. Rapidement, ils découvrent queux aussi sont porteurs de deuils non résolus (« dunfinished business » dirait Elisabeth) et quils ne différent guère de ceux quils sont sensés accompagner. « Nous sommes nous des endeuillés de quelquun ou de quelque chose » ; « chacun dentre nous porte en lui une souffrance non résolue » ; « la vie suppose une succession dattachement et de détachement » ; « chaque fois, nous avons à refaire le même cheminement que celui que connaissent les mourants » » ; « les deuils non résolus de la vie pèsent sur nous comme des valises trop lourdes, nous empêchant de vivre pleinement notre vie et daccéder à lamour inconditionnel » ; « chaque fois que lon défait un de ces deuils, on se rapproche de cet amour inconditionnel » ; « ainsi construisons-nous chaque jour les conditions futures de notre mort ». Tel est lenseignement quElisabeth donne au cours de ces séminaires. Il faut y avoir assisté pour comprendre la formidable énergie qui se dégage du groupe, souvent constitué dune centaine de participants de tous âges, toutes races et toutes nationalités. Tout commence banalement par des chants. Elisabeth prend sa guitare et entame une mélodie douce qui évoque la séparation. Progressivement les défenses tombent et quelques yeux commencent à piquer. Les émotions qui jalonnent le parcours de deuil, réveillés par ces chants, viennent à la surface. Elles sont facilitées, utilisées comme matériel de travail avec simplicité, respect et bon sens. Il faut voir ces hommes, assis sur un matelas au beau milieu du groupe, hurler leur colère en massacrant des bottins de téléphone à laide dun tuyau de gaz découpé, arracher sauvagement les pages pour protester contre la violence qui leur a été faite par leurs parents, frères, surs, épouses ou éducateurs ; des femmes envahies de larmes, sanglotant, secouées de spasmes, le visage rougi par lémotion, à la perte dun enfant ou dun conjoint. Cela dure des heures et des heures ; chacun y passe. Lhistoire de lun ravive en lautre une souffrance quElisabeth ou un des ses assesseurs exploitent aussitôt pour défaire lécheveau de la douleur incluse au plus profond de chaque participant. Bien des fois, lexpression des émotions enfouies amène la personne à revivre lévènement traumatisant. Viols, crimes, suicides, abus sexuels, scènes de guerre ramenées par nombre de vétérans du Vietnam, se déroulent là, « en direct ». Les esprits sont laminés par tant de souffrance tandis que les curs souvrent progressivement pour accueillir lautre dans son authenticité et sa beauté. A lissue du séminaire, un climat dapaisement est palpable, les visages rayonnent, les participants tombent dans les bras les uns des autres remplis de cet amour inconditionnel. Un fragment de cette humanité vient de se libérer du joug de la souffrance, prêt à repartir dans la vie sans désormais la craindre. Les séminaires sont pris dassaut. Elisabeth en organise partout aux Etats-Unis, en Europe et ailleurs. Un directeur de prison écossais lui demande den animer un dans sa prison. Cest chose faite. Détenus et surveillants sy inscrivent et découvrent que le crime trouve toujours son origine dans une blessure faite au criminel ; et que les mâtons ne sont pas exempts de ces blessures. « Nous avons tous la possibilité de devenir un jour Hitler ou Jésus », martèle Elisabeth. Les uns et les autres mesurent le poids de leurs fractures intérieures et font le choix de modifier leurs rapports. « Jamais plus la vie ne sera pareille dans cette prison », témoigne le directeur désireux dy poursuivre le processus de guérison. De même, Elisabeth part en Afrique du Sud, en pleine période de lApartheid et y organise des séminaires « black and white ». Infatigable Elisabeth qui parcourre des milliers de kilomètres et délaisse son foyer et les deux enfants quelle mettra au monde : Kenneth et Barbara.
Plus le temps passe, plus elle insiste sur les messages de vie reçus des mourants. Son discours se spiritualise. Elle fait elle-même plusieurs expériences de mort imminente qui la font accéder à ce tunnel et à cette lumière que certains malades décrivent lorsquils ont survécus à une réanimation. Elisabeth avait très tôt recueilli ces témoignages et bien loin de les critiquer les avait publiés. Aussi, nest-il pas étonnant que Raymond Mudy lui demande de préfacer son livre « La vie après la mort » qui traite des ces « near death experiences ». Elle se consacre aux enfants mourants, nhésitant pas à en enlever certains, avec laccord de leurs parents, pour les ramener à la maison le soir de Noël. Lépidémie du SIDA se révèle au grand jour. Des homosexuels, des toxicomanes commencent à sinscrire à ses séminaires. Elle relève le défi de cette nouvelle maladie et sinsurge contre toute forme de discrimination faites aux malades. Son livre « Le SIDA : un défi à la société » sera une contribution majeure dans la lutte contre lexclusion. Elle rêve de monter un home denfants séropositifs orphelins de leurs parents. Elle court après les fonds, amasse jouets et vêtements que lon veut bien lui donner. Jamais malheureusement son projet ne verra le jour, tant lopposition du voisinage est grande. Le Klu Klux Klan ira jusquà tirer dans sa maison pour len dissuader. De plus en plus marginale dans la communauté scientifique, Elisabeth part en Californie pour mener une expérience de communication avec lau-delà. Elle veut percer le mystère de la mort dont elle est convaincue quil ne sagit que dun passage dun monde vers un autre. Aveuglée par ce désir, elle sadjoint la collaboration dun médium qui savèrera être un escroc. Désolation de ses proches qui ne comprennent pas son choix. Des séances pour le moins étranges rassemblent des participants voulant communiquer avec un disparu. Des voix se font entendre, des ombres apparaissent. Tout cela nest quune gigantesque mise en scène orchestrée par son collaborateur. Elisabeth va mettre du temps à sen apercevoir. Cet épisode de sa vie sellera la rupture définitive avec le monde scientifique. Partout la rumeur se répand : « Elisabeth Kübler-Ross est devenue folle ». Son entourage familial est abasourdi ; il a du mal à suivre. Trop absente du foyer, Emmanuel Ross lui demande de choisir entre son travail et lui. Elle nhésite pas et décide découter cette voix qui lui demande de poursuivre. Il finira par divorcer. Son aura nen souffrira pas, tant elle se montre disponible envers ceux qui souffrent. Une escale dans un aéroport et la voilà aussitôt entourée de gens qui lui racontent les pages sombres de leur vie. Elle demeure chérie de beaucoup, seule à comprendre la profondeur de leur tristesse et capable de lalléger. Elisabeth na de cesse découter, et dinciter à venir faire ses séminaires. Combien de personnes aura-t-elle ainsi accompagné ? Nous ne le saurons jamais.
Les séminaires « Vie, mort et transition » se succèdent. Des cycles de formation à lanimation sont mis en place. Progressivement, une équipe dassistants se constitue autour delle, faite de personnalités formidables aux parcours étonnants. Lasse de son expérience californienne, Elisabeth achète une ferme en Virginie, dont le caractère vallonné lui rappelle sa Suisse natale. En 1985, elle est nommée professeur de médecine du comportement à lUniversité de Charlottesville. Elle élève des lamas, des saint-bernard, des ânes, des moutons, toujours par deux, un mâle et une femelle. Une vraie arche de Noé complétée par un immense potager qui lui permet de récolter fruits et légumes naturels qui alimenteront la cuisine du centre voisin. On ne parle pas encore décologie, mais elle se préoccupe déjà de lavenir de la planète. Les participants aux séminaires sont priés de mesurer leur consommation deau et de limiter au strict nécessaire lusage des détergents. Implantée à proximité dune réserve indienne, une délégation sioux vient lui conférer le statut de grand-mère dans la nation indienne et lui offrir un gigantesque totem. Il trônera à lentrée de sa maison, à côté du drapeau suisse qui flotte au sommet dun mat. En Australie déjà, une bande daborigènes sortant tout droit du bush, avait fait irruption dans une conférence pour lui présenter un calumet et une tortue sacrée. Ces nations dites primitives avaient bien perçu la sagesse et luniversalité de son message. Sa maison est un véritable bric à brac. Livres, cristaux, objets traditionnels indiens, portrait de Jésus, statuettes dE.T. (elle avait adoré ce film), paquets de cigarettes, cendriers pleins, chocolats suisses (cest son péché mignon), sacs de courrier, images danges ou de papillons se mêlent dans un désordre indescriptible. Elisabeth vivra là des années heureuses. Usée par les voyages incessants, ridée par la fatigue, elle vieillit. Elle nest pourtant pas si âgée, mais elle a tant donné. Ses élèves assument désormais seuls lanimation des séminaires. Elle y fait une courte apparition en fonction de sa disponibilité (elle se déplace encore beaucoup). Une solide équipe est en place autour delle qui laisse présager que ses élèves pourront à lavenir la relayer. Malgré tout, Elisabeth est présente. Avec sa secrétaire particulière, prénommée « Ange », elle soccupe de tout, vérifie tout, décide de tout et répond à chaque courrier qui lui est adressé.
Début 90, sa santé vacille. Elisabeth fait plusieurs accidents vasculaires cérébraux qui la forcent à limiter son activité. Hors de question cependant darrêter le tabac ni son travail décriture. Elle commence à préparer son départ, organise ses obsèques mais ne lâche pas. Partout dans le monde, des groupes « Friends of Elisabeth Kübler-Ross » (EKR pour les familiers) se sont constitués qui linvitent à prendre encore la parole. En France, lassociation Elisabeth Kübler-Ross voit le jour. Elle vient à Paris faire une conférence en avril 1994. Le palais de la Mutualité est archi comble. Lestablishment est là, partagé entre un mouvement dadmiration et une réserve de rigueur dans notre vieux pays à lesprit souvent critique. Il peine à sassocier à ce mouvement parti des Etats-Unis. On parle de secte, dillumination. Nempêche ; Elisabeth continue de vendre des milliers de livres chaque année dans nos librairies. Par son écriture simple, terriblement efficace, elle soutient ainsi des milliers de personnes confrontées à la maladie, la mort ou le deuil. Elle parle pour eux, expose leur souffrance en des mots quils nauraient eux-mêmes pu trouver ; elle est leur voix ; elle leur offre lespoir : « il ny a pas de deuil qui ne puisse se faire, si lourd soit-il » ; « nous avons toutes les capacités en nous » « Trust the process » (faisons confiance) répète-t-elle sans cesse. Au lendemain de sa conférence parisienne, à peine de retour chez elle, Elisabeth fait un accident vasculaire plus grave. Elle est hospitalisée, râle contre les médecins qui ne le regarde pas, ne lui disent rien, se drapent dans leur science et linterdisent de fumer. Sacrée Elisabeth ! Son tempérament est sa force, sa colère son moteur. Elle signe sa pancarte et séchappe de lhôpital. Jamais elle ne pourra se résoudre à accepter ces attitudes qui lui semblent inhumaines. Dautres accidents se succèdent. Cette fois cest plus sérieux. Elle demeure hospitalisée plus longtemps. Son équipe sinterroge. Que faire ? Annuler les séminaires ? Il y a tant dinscriptions qui parviennent chaque jour; le calendrier est programmé pour des mois encore. Ses élèves en qui elle a mis toute sa confiance décident de poursuivre. De retour dans son centre, elle explose de colère. Elle a tant de mal à supporter cette limitation dactivité imposée par son corps. Par surcroît, un terrible accident vient de se produire. En son absence, sa maison a brûlé. Accident ou attentat ? Il sera impossible de le dire. Elisabeth nayant pas mis fin à son projet dorphelinat pour enfants sidéens, le Klu Klux Klan na pas desserré son étau. Tous ses manuscrits originaux, les lettres damitié émanant de personnalités internationales, ses objets sacrés, les souvenirs de ses premières années sont détruits. Seul son totem est sauvé. Elle décide subitement de dissoudre son équipe, dannuler tous les séminaires, dinterdire quiconque dutiliser son nom et part se réfugier en Arizona où elle désire prendre sa retraite à proximité de son fils Ken. Cest la fin de lépopée, un trait définitif sur une éventuelle école qui aurait pu lui survivre, à limage de lécole psychanalytique. Ses collaborateurs sont désolés. Respectueux de son choix, admiratifs de son uvre, ils poursuivront sous leur nom propre le travail appris à ses côtés. En France, la toute jeune association EKR dont elle est la présidente dhonneur, échappe à cette destinée. Elle est autorisée à continuer à porter son nom. Elisabeth mettra 8 ans à mourir. Handicapée, ne parvenant même plus à ouvrir un courrier toujours si abondant, installée dans un lit médicalisé, entourée dune chaise percée et dun déambulateur, elle apporte la preuve de son humanité, nen déplaise à ceux qui voulaient faire delle un gourou. Septuagénaire à peine, retirée en plein désert arizonien, au milieu des cactus, des serpents, des coyotes et des oiseaux cardinaux aux couleurs chatoyantes, son totem indien et un tepee toujours plantés devant sa maison, servie par une indienne consciencieuse, souriante malgré ses accès de mauvaises humeur et ses demandes incessantes, Elisabeth offre le spectacle dune grand-mère bien banale, souvent tyrannique, qui maudit le ciel de ne pas la rappeler. Des visiteurs affluent toujours dans ce désordre invétéré quelle a su reconstituer. Quun journaliste vienne, quune caméra la filme, aussitôt elle se redresse et retrouve sa verve : « il faut protéger la terre » ; « le 21ème siècle verra lavènement des femmes » (on ne parle pas encore de parité !) ; « les hommes travailleront moins » ; « ils devront souvrir à la spiritualité et à lamour inconditionnel ». Ses yeux brillent. Le ressort nest pas cassé ; cest là son drame ! Elle donne son accord à un projet de film à Hollywood, qui doit retracer sa vie et reçoit les acteurs. Elle a encore envie décrire et publie durant ces années « Mémoires de vie, mémoires déternité » et « La mort est une question vitale ». Un jour, un homme se présente à elle comme thérapeute. Séduite (elle a toujours aimé les hommes), elle accepte de refaire un travail personnel avec lui. Il laide à apprendre la patience, à se détacher, à accepter que les choses soient comme elles sont. Elle entame lécriture dun dernier livre « On grief and grieving » (non encore traduit en français) et à peine la dernière page écrite, meurt chez elle, entourée des siens, à lâge de 78 ans. Nous sommes le 24 août 2004 ; cest le jour anniversaire de son passage dans lau-delà. Elle la tant attendu ! « On ne peut quitter cette terre tant que lon na pas fait tous ses deuils » disait-elle. Elle naura pas échappé à ce sort qui, pour elle, aura été un travail dHercule.
Dr Hervé MIGNOT Président dEKR France
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